mercredi 16 octobre 2019

Récit de la naissance d'Apple, dans l'oeil d'une tornade informatique

Quelques pages perdues dans lesquelles je raconte la naissance d'Apple, et le début de ce qui a été une véritable révolution informatique.

Comme toutes les légendes nées dans la Silicon Valley, l'histoire d'Apple commence dans un garage. Celui où le jeune Steve Jobs et son ami Steve Wozniak commencent à assembler des « blue box » au tout début des années 70, à partir d'un circuit électronique conçu par Wozniak, avec des diodes et des transistors achetés chez Radio Shack. Ces petits boîtiers, qu'ils revendent aux copains - l'idée de les assembler et d'en faire commerce vient de Jobs -, permettent de passer des appels téléphoniques longue distance gratuitement. Les deux étudiants (Jobs est encore au lycée) ont déniché la liste des tonalités à fréquence unique permettant de piloter les routeurs de l'opérateur AT&T dans un numéro de la revue technique Bell System Technical Journal, juste avant qu'il ne soit retiré précipitamment de la circulation. Wozniak est tombé sur sa référence dans un article du magazine Esquire intitulé « Les secrets de la petite Blue Box ». Émettre une tonalité avec une fréquence de 2600 hertz, par exemple, permet de téléphoner à l'international pour le prix d'un appel local.

Freakers 

Un fréquencemètre fabriqué par Jobs dans un club d'électronique local leur permet, avec l'aide d'un ami musicien à l'oreille absolue, de calibrer les tonalités spécifiques permettant de tromper les routeurs d'AT&T. Le petit boîtier électronique qu'ils assemblent, pour émettre ces tonalités dans le combiné lors de l'initiation d'un appel, leur sert d'abord à faire des canulars téléphoniques, comme appeler le Vatican en se faisant passer pour le secrétaire d’État américain Henri Kissinger. Wozniak ne l'utilise même pas pour téléphoner gratuitement. Tout ce qui l'intéresse est de tester son invention, et de vérifier qu'elle marche. « Jamais je n'avais été aussi fier de ma vie, confiera t-il bien plus tard. Aujourd'hui encore, je n'en reviens pas d'être parvenu à concevoir un tel circuit. » Son ami Steve Jobs voit plus loin. Son idée est de produire des Blue Box en série et de les vendre. « Je me suis procuré le reste des pièces, le boîtier, l'alimentation, le clavier, et j'ai évalué le prix auquel on pouvait [les] vendre », racontera t-il à son biographe officiel, le journaliste américain Walter Isaacson, peu avant sa disparition prématurée en 2011. Le coût de revient de chaque boîtier est de 40 dollars. Jobs fixe leur prix à 150 dollars. « On a construit une centaine de Blue Box et on les a quasiment toutes vendues ! », confiera t-il.

Ce petit business très lucratif, mais parfaitement illégal, va rapidement tourner au vinaigre. Un acheteur avec lequel ils avaient rendez-vous sort un flingue au moment de payer, et s'enfuit avec le boîtier. La déconvenue douche froid les deux apprentis freakers (pirates des réseaux téléphoniques), qui mesurent soudain les risques que leur fait courir leur activité, et réalisent dans quelles eaux troubles elle les conduit à naviguer. Un contrôle de police inopiné, alors qu'ils sont tombés en panne avec la voiture de Jobs - et tentent d'appeler un ami à la rescousse depuis une cabine téléphonique avec une blue box -, va les convaincre d'y mettre fin1. Au policier qui les interroge sur la nature de ce boîtier, Wozniak déclare qu'il s'agit d'un petit synthétiseur électronique de musique de sa conception, dont les boutons permettent d'émettre différents sons. Peu convaincu, le policier ironise sur le fait qu'un certain Moog a déjà fait beaucoup mieux. Jobs réplique que c'est auprès de lui qu'ils se sont procuré les schémas. Sa pirouette fait mouche. Les policiers n'ont pas trouvé de drogue sur eux. Ils les laissent filer.

Pour les deux compères, qui réalisent avoir été à deux doigts de passer par la case prison, il n'est plus question de fourguer des « blue box ». Mais l'expérience a été fondatrice. « Sans la Blue Box, jamais Apple n'aurait vu le jour, expliquera Jobs à Walter Isaacson. J'en suis sûr à cent pour cent. Woz et moi, à cette occasion, avons appris à travailler ensemble ; nous avons acquis la certitude que nous pouvions résoudre tous les problèmes techniques et lancer un produit. » Associée au génie électronique de Wozniak, l'inspiration de Jobs, qui n'est pas ingénieur, mais se montrera capable de transformer les trouvailles de son ami ou celles des futurs collaborateurs d'Apple en nouveaux produits « disruptifs » impeccables, au design hyper soigné et à l'interface ultra conviviale, va faire des miracles.

« Les deux Steve », comme on les surnommera plus tard, poursuivent chacun leur route. De manière bien plus affirmée que Wozniak, Jobs incarne la fusion qui s'opère lentement à l'époque, à San Francisco et dans le reste de ce qui deviendra la Silicon Valley, entre l'esprit du Flower Power, d'obédience hippie et contestataire, et celui qui anime la révolution technologique en cours, au départ d'inspiration essentiellement militaire. La région regorge de sociétés d'électronique, de fabricants de puces, de concepteurs de jeux vidéo, de constructeurs informatiques. Elle est aussi le berceau de toute une culture underground, celle des pirates, des inventeurs de génie, des « cypherpunks »... L'activisme politique qui s'y développe, né du mouvement pour la liberté d'expression, y côtoie une quête d'illumination intérieure d'inspiration orientale, à travers le zen, l'hindouisme, le yoga, la méditation. « Il se passait vraiment quelque chose à cette époque, confira Jobs. C'était le berceau de la meilleure musique - le Grateful Dead, Jefferson Airplane, Joan Baez, Janis Joplin - et celui des circuits intégrés ». Jobs est lui-même un fan absolu de Bob Dylan, dont il collectionne les enregistrements inédits, et d'ordinateurs.

Naissance de la Pomme

Devenu bouddhiste et végétarien, après avoir effectué un pèlerinage en Inde, Steve Jobs collabore à la conception de nouveaux jeux vidéo chez Atari, où il vient travailler la nuit, afin que ses pieds nus, son sari couleur safran, et l'odeur qu'on lui prête de dégager, n'indisposent pas les autres employés. Wozniak est allé parfaire sa science de l'électronique chez Hewlett-Pakard, où il est parvenu à se faire embaucher dans un département qui conçoit des calculatrices. Depuis toujours, il rêve de construire son propre ordinateur. Mais les composants dont il a besoin sont trop chers. Aussi se contente t-il d'en dessiner les circuits, en cherchant à réduire à chaque fois le nombre de composants nécessaires, et les coûts de fabrication. En 1975, Jobs et Wozniak investissent un nouveau garage, celui de la maison d'enfance de Jobs, pour assembler la dernière trouvaille de Wozniak : une carte de circuits imprimés qui permet de brancher un micro-processeur à un terminal vidéo à tube cathodique, et de le transformer ainsi en micro-ordinateur. Wozniak a déniché un processeur de MOS Technologies à 20 dollars l'unité aussi puissant que le dernier Motorola 6800, qui en coûte le double. Il fera parfaitement l'affaire.

Le premier mars 1976, Wozniak fait la démonstration de son prototype lors d'une réunion du club informatique qu'ils fréquentent avec Jobs. L'ordinateur Apple I est né. Il s'agit juste d'une carte de composants et de circuits imprimés, sans écran, ni clavier, ni même de boîtier. Wozniak imagine pouvoir en vendre les schémas et en tirer quelque bénéfice. Jobs sort retourné de la démo. Il entrevoit soudain la possibilité de mettre ce genre de machine entre les mains du plus grand nombre à des fins d'émancipation individuelle. Comme à son habitude, il songe à aller plus loin que Wozniak : plutôt que d'en vendre les schémas, ils fabriqueront eux-mêmes des ordinateurs Apple I, et les commercialiseront. Le premier avril 1976, Steve Jobs, Steve Wozniak et Ronald Wayne, dessinateur en chef chez Atari, qui a accepté de les suivre dans leur aventure, signent un accord de partenariat en vue de la création de la société Apple Computer. Ronald Wayne, qui craint de voir ses avoirs personnels exposés en cas d'échec de la compagnie, se retire quelques jours plus tard, cédant sa participation de 10 % à ses deux associés pour 800 dollars. A une époque où les tout premiers micro-ordinateurs se vendent sous forme de kits à monter soi-même, les deux amis parviennent à écouler 200 ordinateurs Apple I au prix de 500 dollars, par l'intermédiaire de boutiques informatiques que Jobs a démarchées directement.

Le propriétaire de l'une d'entre elles, qui sera le premier à leur en commander 50, les a convaincus de doter l'Apple I d'une interface pour brancher un lecteur de cassettes, à des fins de sauvegarde, et pour charger plus rapidement les programmes en mémoire - à la vitesse, très élevée pour l'époque, de 1200 bits par secondes. L'Apple I se distingue également par la possibilité de le brancher sur un téléviseur – quand nombre de machines d'alors n'ont même pas d'écran – et par sa vitesse d'affichage, de 60 caractères par seconde. L'inclusion d'un programme d'amorçage dans la mémoire morte de la machine accélère nettement son démarrage. Surtout, le tout premier ordinateur d'Apple Computer utilise beaucoup moins de composants que d'autres machines de sa catégorie, et s'avère être un véritable chef d’œuvre de design électronique pour l'époque. Fort de ce succès d'estime, et moins contraint en terme de budget grâce au fruit des ventes de l'Apple I, Wozniak se met en tête d'améliorer considérablement cette première mouture, quand jobs part en quête de financement, pour lancer la fabrication et la vente d'un nouveau modèle.

Après avoir essuyé plusieurs revers auprès des banques, il parvient à convaincre Mike Markkula, un ancien responsable des ventes chez Intel à peine trentenaire et déjà millionnaire, lui-même fondu d'ordinateurs et programmeur à ses heures, d'investir 92 000 dollars dans la compagnie, en échange de 30 % de son capital. Il facilitera également l'obtention, par les deux fondateurs d'Apple, d'un prêt de 250 000 dollars auprès de la Bank of America, et fera procéder à l'immatriculation officielle de la société Apple Computer Inc., le 3 janvier 1977. Au printemps 1977, Jobs présente l'Apple II lors du West Coast Computer Faire, le premier grand salon informatique de l'histoire, qui se tient à San Francisco. « L’ordinateur fait sensation : son design et sa robustesse contrastent avec la « quincaillerie » que l’on peut observer sur la plupart des autres stands. », raconte le journaliste français Daniel Ichbia dans sa biographie de Steve Jobs. L'Apple II brille par son design, mais aussi par ses performances, qui laissent les spécialistes ébahis. Une révolution est en train de se profiler, dont Jobs et Wozniak figurent parmi les tout premiers francs tireurs. Celle de la micro-informatique, qui va décentraliser les capacités de stockage et de traitement de l'information, en les faisant migrer des gros systèmes centralisés vers des ordinateurs personnels. Miniaturisation des composants et loi de Moore aidant, le smartphone (le iPhone chez Apple) est aujourd'hui l'incarnation ultime de cette évolution : un ordinateur dix mille fois plus puissant que l'Apple II ou qu'un gros système IBM des années 70, qui tient dans la poche, et s'est transformé en indispensable assistant personnel.

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