A l'occasion de la publication d'un
bilan d'étape de la mission Lescure, en décembre 2012, je
m'étonnais, dans
un article publié sur le site Electron
Libre, de ce que la question de l'investissement en capital
dans la création et les entreprises culturelles soit resté dans
l'angle mort de ses préoccupations. Et de documenter, dans la suite
de l'article, l'émergence d'une nouvelle génération de fonds
d'investissement dans les pays anglo-saxons, spécifiquement dédiés
au secteur de l'entertainment et des médias, voire plus
particulièrement de la musique. Presque trois ans après, j'avais à
cœur de me mettre en quête d'informations sur ce qu'ont donné ces
initiatives, et sur le bilan qui peut en être fait.
Dans le cas d'Ingenious Media, le bilan
des trois dernières années d'activité est nettement positif. Son
programme d'investissement Ingenious Live VCT, qui avait permis à la
compagnie de lever 18 millions de livres courant 2007, a été salué
pour ses performances par les observateurs indépendants du marché
des VCT au Royaume Uni. Lors de la sortie des investisseurs
programmée fin 2012, au terme de la période d'immobilisation des
capitaux requise pour bénéficier d'allègements fiscaux conséquents, le
programme Ingenious Live VCT avait atteint un taux de rendement des
capitaux propres (RoE, pour
Return on Equity) de 74 %.
Parmi les investissements les plus
juteux du Live VCT d'Ingenious Media figurent les festivals
Creamfields - l'un des plus gros festivals de dance music
au Royaume Uni, qui a lieu chaque année à mi-chemin de
Liverpool et de Manchester à la fin août ; avec des
déclinaisons internationales au Brésil, au Chili, en Argentine, au
Pérou et à Abu Dhabi - et Field Day - qui se tient dans
l'est de Londres au début du mois de juin. La rentabilité sur fonds
propres de ces deux investissements a atteint respectivement 270 % et
286 %, relatait
Music
Week
début 2013. En mais 2012, Live Nation a racheté la
participation d'Ingenious Media dans Cream Holding Ltd, la compagnie
organisatrice du festival Creamfields. La cession des actifs,
au terme de la période d'immobilisation, est en général la
stratégie de sortie privilégiée.
57 millions de livres investis dans le spectacle vivant
Fort de ce succès, Ingenious Media a
lancé d'autres programmes d'investissement, les Entertainment VCTs,
visant à prendre des participations minoritaires dans des festivals
de musique, des foires-expo, des spectacles de variétés ou des
événements sportifs. Selon Music Week,
ces VCTs lui avaient permis de lever un total de 57 millions
de livres début 2013. Le dernier d'entre eux, Entertainment
VCT H Share, lancé courant 2013, et dont le rendement pourra
être apprécié en 2018, avait pour objectif de lever 25 millions de
livres de plus. Un autre programme lancé à la même époque,
Impresario Festival plc, ciblait plus particulièrement des festivals
de niche à forte identité et à fort potentiel de croissance, avec
pour objectif de lever 4,2 millions de livres.
Dans le dernier
rapport annuel de ses Venture Capital Trusts, Ingenious Media
détaille les investissements réalisés par ses VCTs et fournit
quelques indicateurs sur les performances des entreprises concernées.
Le fonds Impresario Festival plc, pour sa part, a finalement levé 11
millions de livres à ce jour, et avait déjà préempté, lors de sa
création, le rachat du festival Rewind,
dédié aux esthétiques musicales des années 80 et à la nostalgie
qui s'y rattache. Créé en 2009, le festival Rewind a vu sa
fréquentation passer de 24 000 festivaliers lors de sa première
édition à 40 000 en 2011. Une déclinaison écossaise a vu le jour
la même année, ainsi que d'autres déclinaisons internationales en
2013 : à Dubaï, en Thaïlande, en Malaisie? et en Afrique du
Sud. La compagnie a réalisé un résultat opérationnel de 1,3
million de livres en 2013. Au printemps 2014, sa valeur liquidative
avait augmenté de 34 % par rapport à ce qu'elle était lors de son rachat.
Le cas
de Power Amp Music est tout autre. Créé en 2008 et basé à
Bristol, ce fonds a commencé par lever 1 million de livres sur la
base des EIS anglais, qui lui ont permis d'investir dans la
production de l'album The Liberty Of Norton Folgate de
Madness, sorti en 2009 sur le label Lucky Seven Records du groupe
(sous licence du label Atmosphériques en France), à l'occasion de
son 30ième anniversaire et de son grand retour sur le devant de la
scène. Le deal a permis à la compagnie de réaliser un retour sur
investissement de 46,9 %.
Start-up musicales
Après avoir levé
10 millions de livres supplémentaires, Power Amp Music est réputé
avoir financé cinq autres projets artistiques, dont celui de Carl
Barat, ex-chanteur des Libertines, autour de son premier album solo.
Au lieu d'investir uniquement dans la musique enregistrée, et afin
de minimiser les risques, Power Amp Music a adopté une vision plus
holistique, et investit dans tous les domaines de la carrière d'un
artiste : enregistrement, édition, tournée, merchandising,
sponsoring...
La
compagnie Power Amp Music existe toujours. Mais son fondateur Thomas
Bywater, un ancien de Citigroup, s'est depuis tourné vers une
stratégie alternative, à travers une filiale créée fin 2012, qui
s'appuie sur un nouveau véhicule de défiscalisation mieux adapté
aux entreprises musicales pour lever des fonds : le SEIS (Seed
Enterprise Investment Scheme). Introduit fin 2012 par le HRMC
(Her Majesty's Revenue and Custom) - l'organisme chargé de percevoir
les taxes et les cotisations sociales au Royaume Uni -, le SEIS vise
à favoriser l'investissement dans des entreprises dont le stade de
développement est encore peu avancé, et qui ont obtenu la garantie
d'être éligibles à ses dispositifs de défiscalisation.
La
nouvelle entité, Amplify Music, a été créée en association avec
le Music Manager Forum au Royaume Uni (MMF), et en est à son
quatrième programme d'investissement, Amplify Music SEIS 4, dont la
levée de fonds, de 1,5 million de livres, a été bouclée au
printemps 2015 . Chaque programme Amplify Music SEIS a pour
objectif d'investir dans dix start-up musicales dont l'objectif est
de développer de nouveaux talents. Elles semblent être créées pour
l'occasion, et sont toutes dirigées par des membres du bureau du MMF
britannique. Parmi eux figurent des managers émérites comme Brian
Message (Radiohead, PJ Harvey, Nick Cave), Adam Tudhope (Mumford
and Sons, Keane, Laura Marling), ou encore Scott Rogers (Paul
McCartney, Artic Monkeys, Bjork). C'est d'ailleurs Brian Message,
Investment Director du MMF anglais, qui signe la lettre
d'introduction du memorandum
mis à la disposition des investisseurs potentiels.
Mauvais élève
« Historiquement, ce sont les
labels qui investissaient dans les artistes, mais après une décennie
de déclin des revenus de la musique enregistrée, les artistes et
leurs managers savent que les labels investissent de moins en moins
et de plus en plus tard,
explique Brian Message dans le dernier Memorandum d'Amplify Music.
« Cela crée un défaut d'investissement aux premiers
stades de la carrière d'un artiste », poursuit-il.
Un equity gap similaire
à celui que traversent souvent les start-up d'Internet, mais qui
offre selon lui « l'opportunité
d'investir sur toutes les sources de revenus de l'artiste, et de
bénéficier des nouveaux leviers de croissance de l'industrie
musicale aujourd'hui ».
Dans ce paysage britannique de
l'investissement en capital dans les entreprises musicales,
IceBreaker fait figure de mauvais élève. Depuis 2004, ce fonds
d'investissement anglais spécialisé dans l'entertainment et
les nouvelles technologies était intervenu dans le financement de la
production et de la distribution de près de 150 albums d'artistes
émergents ou établis, dont les opus de Sinnead O'Connor, Marilyn
Manson ou encore The Cranberries sortis en 2012. IceBreaker a lancé
par la suite un programme d'investissement dans la musique en
partenariat avec une cinquantaine de fonds et un petit millier d'investisseurs, pour une mise totale de 336 millions de livres. Le
montage, qui reposait pour une part sur des prêts garantis aux
investisseurs par les banques, n'était pas illégal. Mais il a
essuyé de lourdes pertes.
Parmi les souscripteurs au programme
d'IceBreaker figurait Gary Barlow, chanteur du boy's band Take That,
et deux autres membres du groupe, qui ont enregistré une perte de 25
millions de livres au total. Les membres de Take That, comme les
autres investisseurs partenaires d'IceBreaker, ont cru obtenir en
retour des déductions fiscales sur leurs autres profits – comme
les 63 millions de livres engrangés par Take That lors de la tournée
de leur reformation en 2005 - et
récupérer ainsi leur mise. Une décision de justice rendue
en mai 2014 en a décidé autrement. Et les membres de Take That
se trouvent désormais redevables de 30 millions de livres de taxes,
au point qu'ils envisagent de repartir en tournée pour se renflouer.
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